Ils expliquent pourquoi le changement climatique ne peut pas être tenu pour seul responsable de l'augmentation des dommages, comment lire exactement les chiffres de la sinistralité et les raisons pour lesquelles les dangers naturels ne sauraient être inassurables. Par ailleurs, ils démontrent également que l'atténuation du changement climatique implique réflexion et action sur le temps long.
Quel bilan pour 2023 en termes de sinistres ?
Eduard Held: En Suisse comme dans le reste du monde, l’année 2023 a été marquée par des événements dits convectifs. Il s'agit de tempêtes estivales, souvent combinées à de violentes chutes de grêle, des orages et de fortes rafales, comme celles qui se sont produites en Suisse à La-Chaux-de-Fonds fin juillet et dans la région de Locarno fin août 2023. La grêle est le deuxième risque lié aux forces de la nature le plus coûteux en Suisse, et l’épisode de chute de grêle au Tessin a causé le dommage assuré le plus élevé de l'assurance privée en 2023.
Dans l'esprit du public, les dommages causés par les forces de la nature sont en augmentation. Est-ce bien le cas ?
Eduard Held: Les dommages assurés causés par les forces de la nature se multiplient en Suisse comme dans le reste du monde. Le développement socio-économique est le principal responsable de cette évolution – en d'autres termes, notre prospérité grandissante. Il s'agit notamment de l'augmentation de la valeur des biens, de l’intensification de la pénétration de l'assurance et de l’interconnexion croissante des infrastructures qui va de pair avec l’aggravation de leur fragilité. L’exacerbation de la vulnérabilité des bâtiments et des technologies y participe également : les maisons intelligentes ou les toits équipés de panneaux solaires sont davantage exposés aux risques, et les dommages moyens provoqués par les chutes de grêle aux véhicules à moteur se sont inscrits à la hausse au cours des dernières décennies. Par ailleurs, les consommateurs et les preneurs d'assurance sont devenus plus exigeants et déclarent les sinistres plus souvent qu'avant. L’ensemble de ces facteurs participent à la hausse des chiffres des sinistres assurés. La pénurie de main d'œuvre qualifiée et l'inflation aggravent encore ce phénomène.
L’expansion des dommages ne s’explique donc pas uniquement par le changement climatique.
Eduard Held: Les dommages assurés sont une très mauvaise unité de mesure pour quantifier les effets potentiels du changement climatique. Si les données relatives aux dommages sont corrigées en fonction des facteurs mentionnés ci-avant, aucune tendance à la multiplication ni à l’intensification des phénomènes naturels ne s’observe, que ce soit en Suisse ou dans le reste du monde.
David Bresch: Il faut prendre les dommages économiques comme indicateurs. À savoir, les dommages aux bâtiments, les pertes en vies humaines, les dommages résultant des pertes d’exploitation. Ces chiffres aussi doivent être corrigés. Il en va de même des modèles de risques applicables aux dangers naturels : il faut partir des dommages relatifs, c'est-à-dire les dommages par rapport à la valeur et à la structure du bâtiment. Le calcul repose sur l'existant auquel se superpose l'événement considéré pour donner le dommage total.
Pourtant, les phénomènes météorologiques extrêmes s’aggravent.
David Bresch: Les phénomènes météorologiques ont évolué : précipitations plus abondantes, tempêtes plus fréquentes. Il faut ici considérer les différents dangers de manière différenciée : si nombre de régions du monde enregistrent moins de tempêtes tropicales comme les cyclones qu’auparavant, celles-ci, par contre, gagnent en intensité. Les dommages provoqués sont dès lors bien plus dévastateurs – et le bilan tout autre.
Eduard Held: Les médias ne tiennent pas compte de cette différenciation. Leurs articles ne reflètent généralement qu’un aspect des choses. Par exemple : les mois de janvier et février 2023 ont enregistré très peu de précipitations en Suisse, plus particulièrement au sud des Alpes – et les journaux de titrer déjà sur le risque de sécheresse. En mars et avril 2023, les épisodes pluvieux ont été plus intenses que la normale – pas un mot dans la presse. Et encore moins sur le fait qu’au cours de l’année 2023, le volume des précipitations s’est inscrit au total dans la moyenne pluriannuelle.
Dans le débat sur le changement climatique, des voix s’élèvent pour pointer le fait que les risques naturels pourraient devenir inassurables. Que leur répondez-vous ?
Eduard Held: Cette vision des choses est tout simplement erronée. Dans le cas des risques naturels – dont relève aussi le risque majeur des tremblements de terre – tous les critères d'assurabilité sont réunis : événements aléatoires, indépendants, univoques, connaissance de la répartition des dommages, prévisibilité de la prime ainsi que capacités d'assurance existantes. L’évolution du risque implique simplement une correction des primes en conséquence selon le principe des primes adaptées au risque.
David Bresch: Si nous sommes prêts à unir nos forces pour assumer certains risques ensemble, nous pouvons le faire par le biais de l'outil que représente l'assurance. « Le débat sur l’assurabilité soulève la question de savoir comment nous entendons vivre tous ensemble ? » Cela concerne l'aménagement du territoire, les mesures de prévention, les prescriptions en matière de construction et d'exploitation, etc. En Suisse, il existe heureusement une forte volonté sociale et politique d'assumer solidairement certains risques en tant que communauté.
L’assurance des dommages naturels est d’ailleurs née ainsi.
Eduard Held: L’hiver 1950/51 et son lot d’avalanches dramatiques a marqué un tournant et l’introduction de l’assurance des dommages naturels sous sa forme actuelle. Chaque assurance incendie privée pour les bâtiments et les biens meubles doit automatiquement inclure l’assurance des dommages naturels, c'est-à-dire couvrir l’ensemble des principaux dommages causés par les forces de la nature, à l'exception des tremblements de terre. L'assurance en cas de dommages naturels repose sur une solidarité à l'échelle nationale et permet à tous les propriétaires immobiliers de se prémunir contre les événements naturels, ceci à des primes abordables.
Quel est le rôle de la prévention en matière de risques naturels ?
David Bresch: En matière de dangers liés aux force de la nature, la prévention joue un rôle non négligeable. L'initiative de l'ONU « Alertes précoces pour tous » vise en premier lieu la protection des vies humaines et, dans un deuxième temps, la réduction des dommages – un levier important et considérable. Par ricochet, les dommages aux infrastructures et aux valeurs diminueront également.
Eduard Held: En Suisse, les mesures de prévention portent essentiellement sur les biens matériels ou les infrastructures. Citons pour exemple les mesures de prévention contre les crues mises en place le long de la Sihl, avec la retenue de bois flottant et la galerie de délestage près de Langnau am Albis, lesquelles préviennent toute inondation d’envergure dans la région zurichoise et dans la ville de Zurich, même en cas de hautes eaux. L’exemplarité de la Suisse en la matière, nous la devons notamment à l’articulation fédérale de notre organisation politique et à l’application du principe de subsidiarité, qui incite tous les acteurs concernés à se réunir autour d'une même table pour chercher des solutions. (ASA/hzi/ps)